La mission de Keridwen
La mission de Keridwen n’est pas encore remplie, elle ne peut donc
pas revenir à Avallon, l’île qui l’accueillerait pour un repos
largement mérité jusqu’au bout des éternités. Mais elle a échoué son
curragh sur cette plage-ci à la suite d’une terrible tempête appelée
par le barde Taliesin.
Charrié comme un fétu par les vagues immenses, son curragh a hésité
longuement à se retourner. Finalement il s’est décidé à rester
d’aplomb. Le vent a cessé un matin et le brouillard est tombé sur une
mer redevenue d’huile grasse et lourde.
Elle s’est perdue sur
l’Océan glacé. Il lui a même semblé avoir tourné en rond pendant
quelques lunes blafardes qui perçaient mollement à travers les brumes
diluées. Elle a recuilli la rosée, milligoutte après milligoutte, pour
ne point souffrir de la terrible soif qui saisit tous les perdus en
mer. Elle a gratté, une à une, toutes les miettes de pain qui
traînaient au fond de son cabas pour ne point souffrir trop de la
terrible faim des égarés de l’Océan.
Et, un matin, le soleil est
apparu. Enfin, quelque chose de très lumineux qui brillait au loin.
Elle rama dans cette direction, encore animée d’une incroyable énergie.
Que ce soleil fut à l’est, à l’ouest ou au sud, elle choisit de le
suivre pour ne plus ramer en cercle et avancer vers quelque part, où
que ce fusse.
Puis soudain l’effort ne s’est plus fait sentir. Elle
n’eut plus la nécessité de ramer : un étrange courant la guida vers la
lumière, puis de plus en plus vite jusqu’à cette faille sombre et noire
entre d’immenses rochers (en tout cas c’est ce qu’elle imaginait, mais
sa vue n’est plus aussi claire qu’il y a 800 ans !). Elle eut la
désagréable sensation de se sentir tout d’un coup très lourde puis à
nouveau très légère, et soudainement totalement transparente ! Bah,
elle en a bien vu et vécu tant d’autres ! On ne la lui fait pas à
Keridwen ! Les allers-retours en Avallon sont parfois plus étranges
encore …
Tchoufff ! Son curragh s’est enfin échoué sur le sable d’une plage.
Tout
à l’heure, elle a bien aperçu l’Ankou ou quelqu’autre figure de sa
ressemblance qui ricannait de la voir trottiner, le cabas sur le bras,
à peine arrivée. Mais depuis, personne. Elle erre seule comme à son
habitude à la recherche d’un indice qui la ferait avancer vers l’objet
de sa sa quête.
Une chose a changé récemment, elle ne se souvient
plus très bien ce qui l’a ammenée ici. Tracassée par l’oubli de
l’histoire des jours précédants elle maugréa comme à l’accoutumée
contre son ennemi favori :
« Ah ! Ce maudit barde, que les cordes
de sa harpe s’enroulent autour de sa maudite gorge, qu’elles serrent et
qu’elles les coupent, cette gorge et cette langue infâmes qui ont
proféré la Malédiction ! Gorge et langue mille fois malheureuses du
méchant rimailleur qui osa me maudire, moi, Keridwen, moi, la seule
gardienne autorisée du Chaudron magique du Magnifique Dagda. Taliesin
de malheur qui goûta le breuvage sacré. Taliesin, maudit sois-tu, qui
renversa par maladresse le chaudron bouillant, qui perdit à tout jamais
le merveilleux liquide magique avec lequel il se brûla les doigts.
Taliesin qui alors se nommait Gwyon Bach et qui lécha ses doigts brûlés
et acquit, misère des misères, la Connaissance sacrée. Taliesin, damné
sois-tu, à cause de qui le chaudron fut perdu ! ».