Bleiz le loup
Rouleau d’écorce de bouleau N°12
retrouvé dans un sac de peau sous le banc de nage du curragh.
Finalement, je reprend la plume.
Je
ne l’avais plus touchée depuis l’enserrement de Merlin par Vivianne
dans la forêt de Brocéliande. J’ai conté toutes ses aventures pendant
de longues années. Elles ont, bien heureusement, été maintes et maintes
fois reprises, réécrites, transformées. Ce qui a permis de faire
connaître cette histoire au monde entier. Car sans le remaniement de
mes feuillets par des écrivains chevronnés, qui aurait pris la peine de
lire ces pauvres lignes mal rédigées ? Il faut avouer qu’un loup a
l’esprit simple et formule ses pensées tout aussi simplement, même si
sa vie est complexe, éternelle et multiple.
Je suis Bleiz le loup
lorsque je cours à quatre pattes, que je renifle les pistes marquées
sur le sol, que j’écris avec de l’encre de coquelicot sur des feuillets
d’écorce de bouleau, que je hurle à la lune ou que je me gratte les
oreilles avec la patte arrière. Et je suis Keridwen la sorcière lorsque
je reprend mon petit pas trottinant, mon dos bossu, mes doigts crochus
et mon cabas sous le bras. Keridwen est née de la nuit des temps et
d’un matin de rosée. Elle s’est éveillée à la Création pour garder le
chaudron de Dagda. Jeune, elle était d’une grande beauté et connaissait
tous les secrets de la nature. C’était une puissante magicienne capable
de soulever les tempêtes et de détourner les astres de leur cours. Elle
eût trois enfants de Tegid le Chauve, roi du Lac Bala. Le troisième,
Afang Du fut la cause de la perte du chaudron par la faute de Gwyon
Bach. Tout le monde au pays de Cymru connaît son histoire. Et Keridwen
vieillit de chagrin et de vexation au cours de l’interminable quête.
Mais je suis aussi Mabd la corneille voyeuse et voyante, Twrch
Trwyth le sanglier courant, Kuan le hibou, Eog le saumon ou Melygan le
cheval et toutes les formes de la Création lorqu’il me plaît de le
devenir.
J’ai parcouru la forêt sur les pas de Merlin. J’ai
guerroyé de châteaux en châteaux et de villes en ports avec Arthur.
J’ai traversé maintes et maintes fois les deux pays de Bretagne. Et
j’ai vogué sur la mer à la recherche d’aventures.
Avec Arthur et ses chevaliers nous avons pris la mer sur de lourds
vaisseaux de bois à fond plat et bords hauts, gréés de voiles de cuir,
nous avons affronté l’Océan aux vagues grandes comme des montagnes,
furieuses comme un troupeau d’étalons sauvages, noires comme les nuits
d’hiver, blanches d’écume légère et rouges des soleils couchants vers
lesquels nous voguions.
Une île nous est apparue, toute hérissée
d’écueils, toute entourée de brumes, flottant entre deux eaux.
Longtemps nous avons cherché un hâvre où l’aborder sans encombre. Des
jours durant nous avons flotté dans le brouillard, frôlant les crocs
acérés des rocs, scrutant le long des rives une crique où jeter
l’ancre.
Et un matin de fleurs et de papillons la côte s’est ouverte sous la
proue de nos bateaux. Nous avons accosté sur le sable doré d’une belle
courbe de plage accueillante. Une source fraîche surgissant en cascade
de la falaise et baignant un bassin de galets bleus put abreuver nos
hommes et nos chevaux. L’air doux et léger embaumait nos narines
éprouvées par l’iode marine d’un parfum envoûtant de pomme mêlé d’ajonc.
Les
hommes installèrent un camp au plus haut de l’estran et commencèrent à
pêcher qui tourteaux, qui praires grasses et s’amusaient de les
cueillir si facilement à pleins paniers. Les braises du foyer furent
vite nourries au bois flotté et les chants ne tardèrent pas à
accompagner le gavage des estomacs.
Arthur choisit les plus
valeureux de ses chevaliers et nous partîmes explorer l’intérieur de
l’île. Ké découvrit un escalier de pierre au creux d’une faille de la
falaise. Hardiment, il grimpa le premier, taillant un passage dans
l’ajonc et le genêt de sa vaillante épée. Arthur le suivit et moi je
m’attachai à ses talons.
Nous arrivâmes sur un sentier bordé de
talus bas séparant des prés où paissaient une multitude de moutons.
D’un côté du chemin les moutons étaient noirs, de l’autre côté ils
étaient blancs. Chose curieuse, lorsqu’un mouton blanc sautait le talus
et traversait le chemin pour entrer dans l’autre pré, il devenait
aussitôt noir. Et quand un mouton noir traversait à son tour, il
devenait immédiatement blanc.
Nous marchâmes longuement le long des
prés puis le chemin s’élargit pour permettre un passage de charrette
quand nous arrivâmes à des vergers. Jamais aucun d’entre nous n’avait
contemplé plus beaux vergers. Les arbres étaient larges et hauts. Trois
hommes se tenant les mains n’auraient pu entourer un de leurs leur
troncs. Sept hommes posés les uns sur la tête des autres n’auraient pu
toucher leur sommet. Certains étaient encore tout roses de fleurs alors
que d’autres ployaient sous le poids d’énormes pommes luisantes d’or
veinées de rouge sang. D’autres plus loin perdaient leurs feuilles
brunes et dorées qui s’envolaient vers ceux aux troncs noirs et
branches nues habillées de lichens et de givre.
Puis le chemin
s’élargit encore et bientôt fut pavé de larges dalles de granit poli et
brillant. Un palais de verre apparut dans le lointain à nos yeux
étonnés. Lorsqu’enfin nous approchâmes de la forteresse, vint à notre
rencontre un éblouissant cortège de jeunes femmes, dont la beauté était
aussi difficile à regarder que le soleil. Elles nous escortèrent
jusqu’à une salle au plafond perdu dans le ciel, soutenu par des
colonnes de pierres précieuses. Le sol était couvert d’or pur et
reflétait la lumière des murs de verre. Au bout de l’immense salle, une
magnifique jeune femme à l’étincelante chevelure noire bleutée, vêtue
d’une somptueuse robe écarlate était assise sur un trône d’argent
massif.
« Keridwen, ma sœur bien-aimée ! » S’exclama-t-elle.
Morgane, car c’était elle, se leva et s’approcha de notre roi « Soit
bénie de revenir parmi nous accompagnée de mon illustre frère ! Arthur,
quel honneur de te recevoir en ma demeure. Puisses-tu goûter aux
plaisirs d’Avallon pour qu’enfin tu restes auprès de moi ! Soyez les
bienvenus Chevaliers au festin qui vous attend ». La reine des fées
embrassa très chaleureusement son demi-frère qui resta de marbre et lui
tendit malgré tout poliment sa joue barbue. Au son de la voix de
Morgane, je repris le visage de ma jeunesse et fut revêtue des habits
qui furent miens avant la quête, parée des bijoux que j’affectionne
lorsque je reviens en Avallon. (Voyez mon portrait ! )
Morganne
est traîtresse comme chacun sait et Arthur ne se prit pas au piège. «
Chère Morgane, nous avons trouvé ton palais par hasard en nous
aventurant vers l’Ouest. Nous ne pouvons accepter l’offre de ton
accueil car nous savons ce qu’il nous en coûterait. Soit cependant
assurée de notre admiration pour toutes les merveilles d’Avallon, mais
permets que nous reprenions au plus vite nos navires car l’aventure ne
souffre pas l’attente.
_ Quelle méfiance, Arthur au noble cœur, va
emmène tes chevaliers mais je garde tes équipages puisqu’ils se sont
nourris des fruits de nos rivages. Une seule chose avant de reprendre
les flots : viens contempler l’objet de la quête avant qu’il ne
disparaisse à tes yeux. Vois ce chaudron de connaissance et
d’imortalité comme il chauffe doucement au souffle de mes sœurs. »
Arthur
et moi nous approchâmes de l’endroit désigné par Morgane. J’eus à peine
le temps d’entr’apercevoir le chaudron par dessus l’épaule d’Arthur que
tout disparut à nos yeux. Chaudron, palais, fées, ors et jardins. Je
sentis le pelage de Bleiz reprendre place sur ma peau et mes colliers
s’évanouir. Les vergers firent place à des landes pelées par les vents,
les moutons disparurent, les prés et les chemins également. Nous
retournâmes en hâte à nos vaisseaux et trouvâmes, comme nous le
prévoyions, la plage déserte. Nous reprîmes la mer avant de disparaître
à notre tour.
Les écrits de Bretagne font l’objet d’un grand soin
Tandis que les vagues s’agitent tout autour
Taliesin